La question de la tragédie est chère à Berdiaeff. Il la lie à la liberté. En effet, le tragique demeure dans la liberté et vouloir le résoudre définitivement équivaut à fixer les limites à la liberté, la circonscrire dans un système de nécessité logique, rationnelle, prévisible, s’adaptant à la gestion. Cette tentation de prise de pouvoir sur l’homme épouvante Berdiaeff qui voit dans la liberté la source méonique (mé on – non être) de l’être. Lorsque la liberté précède l’être le cosmos entier se trouve voué à une dynamique et prend la forme du théâtre tragique. L’être même de Dieu est né de la liberté et alors doit « souscrire » à son principe. La notion du tragique est la clef mystique pour s’approcher des mystères de la vie divine. Cette notion transperce les catégories figées de notre logique et nous donne l’accès à la vérité sombre de l’être de Dieu. A l’instar de Böhme Berdiaeff parle de la naissance de Dieu de la liberté première. Il puise cet enseignement à Böhme, mystique allemand du XVI/XVII siècle. Dans la connaissance de Dieu il donne la priorité au mythe, à la gnose avant le raisonnement purement logique, naturel de la scolastique.
Le concept de la tragédie sert à Berdiaeff pour expliquer le mystère de l’homme et celui du monde. Entre la liberté et la nécessité, l’animal et le spirituel l’homme se présente comme un être dédoublé, tragique. S’il dépendait uniquement de Dieu comme l’effet de sa cause la vie ne serait qu’un mécanisme, une comédie jouée par Dieu créateur toutpuissant. Le sentiment tragique permet à Berdiaeff de défendre une grande dignité de l’homme qui échappe à toute tentative de l’inscrire dans un système. La liberté est alors le destin tragique de l’homme et lui rappelle son caractère spirituel.
Le feu de la liberté existe dans les profondeurs de l’homme ainsi que dans la vie cosmique. Son dynamisme réside dans la volonté de devenir quelque chose. Ainsi ce feu allume toute la vie, il est créateur, de même que la liberté est créatrice, source de la vie. Il est une passion, la volonté première dont parlait Böhme. Dans cette passion, dans la liberté première, naissent le bien et le mal. Mais il y a aussi une passion finale que Berdiaeff appelle messianique, la liberté du Christ qui libère de l’esclavage. Le mot passion prend ici double signification : celle de la volonté passionnée, libre et celle de la souffrance qui a apporté la rédemption. Remarquons bien qu’il s’agit de la rédemption de la liberté. Entre la passion première et messianique se déroule la tragédie de la vie, la flamme du feu. Berdiaeff lui-même nous fait apercevoir la parenté de sa pensée avec celle de Dostoïevski pour qui la vie relève du feu volcanique et avec celle de Nietzsche qui résumait la vie dans le feu de la volonté dionysiaque de puissance.
Chez Berdiaeff, la liberté remplace le destin des tragédies antiques. De la liberté naît le mal parce qu’elle est originelle, incréée et Dieu n’a pas de pouvoir sur elle. Elle engendre le mal et le bien et c’est elle aussi qui donne le sens au monde. Le théâtre tragique berdiaeffien est différent de celui de la tragédie grecque où le Fatum sans issue, une peine sans faute menace le héros à chaque instant, notamment quand il est le plus heureux. La tragédie chrétienne, dit Berdiaeff, surmonte la fatalité du Fatum. Désormais, c’est la liberté qui engendre le drame. Cette liberté apporte, tout de même, quelque chose de fatal. La fatalité de la liberté est sa capacité d’engendrer le mal. Dans un monde où le mal n’existerait pas, l’homme diviniserait la nature, il se contenterait de soi-même. Berdiaeff renverse l’argument de l’athéisme rationaliste dénonçant le mal. Il dit : Les souffrances de la vie attestant l’existence du mal constituent une grande école religieuse, par laquelle l’humanité doit passer. Pour lui, le mal n’est plus obstacle à la foi en Dieu, mais la preuve de son existence. Et on ne peut nier le mal qu’au prix de l’anéantissement de la liberté. Sans la liberté, sans la possibilité du mal, l’être n’aurait pas de sens pour Dieu parce que Dieu attend la réponse libre de l’être. Dieu ne saurait restreindre la liberté de l’homme, il l’exige même pour que l’homme puisse lui répondre en toute dignité et qu’il enrichisse ainsi la vie même de Dieu. De même, rejeter la force du mal, la condition tragique de la liberté, de la polarisation du mal et du bien revient au suicide de la vie spirituelle et à l’anéantissement de Dieu. Tel est le mystère irrationnel du mal, le théâtre tragique de l’existence à la lisière de l’être et du néant.
Si le tragique le préoccupe autant c’est, pour une bonne part, parce qu’il croit que la prétention de résoudre la tragédie de l’existence tente, en même temps, de mettre la main sur la liberté de l’homme, tente de s’en emparer comme d’un moyen pour d’autres fins que l’homme lui-même. C’était le cas du marxisme, qui, partant des objectifs du progrès de l’humanité, a dégénéré dans une idéologie inhumaine. Mais c’était aussi le cas d’un christianisme théocratique, rationaliste qui voulait confiner le mystère, expliquer la tragédie. Berdiaeff s’oppose farouchement à toute utopie, de nature hostile à la liberté. Tout système qui promet de surmonter le morcellement, le conflit, la souffrance dans ce monde est forcément mensonger. Et une utopie qui voudrait sauver l’homme du mal est la première à offenser la liberté. Le mal ne peut être vaincu que par l’effort libre de l’esprit.
Si l’homme était entièrement divin ou entièrement humain le conflit, le heurt n’apparaîtrait jamais. Mais lorsque l’esprit et la nature, l’infini et la finitude, l’angélique et le social s’enchevêtrent, il retombe toujours dans le même bain, dans l’utopie qui le pousse à combattre sa misère toujours invaincue.